Dans les années 70 et 80, plus précisément à partir de la fin des années 60, un syndrome a touché de nombreux dessinateurs de bandes dessinées francophones. En cause, l’impressionnante réussite de Goscinny et d’Uderzo avec la série Astérix le Gaulois, lancée en 1959, et de Peyo avec Les Schtroumpfs, apparus pour la première fois en 1958 dans le journal Spirou. Ces deux séries rencontrèrent un succès fulgurant et sans précédent dans le monde de la bande dessinée.
Ce syndrome plus ou moins bénin se caractérisa par une certaine jalousie et une forme d’amertume éprouvées envers ces auteurs à succès par d’autres dessinateurs. C’était la première fois que des auteurs de bandes dessinées parvenaient à réellement percer auprès du grand public et à faire fortune grâce à leurs œuvres. Jusqu’alors, la bande dessinée restait un média plutôt confidentiel et les auteurs peinaient à vivre décemment de leur art.
En France, un satellite artificiel fut baptisé Astérix en 1965, témoignant de l’immense popularité de la série des irréductibles Gaulois déjà à cette époque. En Belgique, Peyo exportera les Schtroumpfs aux États-Unis à partir de 1976, où la petite famille bleue connaîtra un succès retentissant, déclinée en produits dérivés et séries animées. Cette réussite sans précédent provoquera des réactions diverses parmi les autres auteurs dès le milieu des années 70.
Certains tentèrent de se rapprocher d’Uderzo, Goscinny et Peyo, espérant bénéficier de leur aura et peut-être décrocher un jour un succès similaire. D’autres exprimèrent ouvertement leur admiration, mais ne cachaient pas leur espoir de connaître un jour eux aussi la gloire et la richesse. Cependant, une frange d’auteurs, rongés par la jalousie, chercha à nuire à la réputation des créateurs d’Astérix et des Schtroumpfs, n’hésitant pas à les dénigrer dans la presse ou à critiquer âprement leurs œuvres.
En France, au sein même de l’équipe de Pilote qui publiait Astérix, une partie des dessinateurs tenta d’écraser Goscinny en 1968, un à pic de son succès. Ils ne supportaient pas de voir l’un des leurs rencontrer un tel triomphe populaire et commercial. Après le décès prématuré de Goscinny en 1977, ces mêmes personnes poussèrent certains journaux à dénigrer Uderzo, qui avait pris la décision de poursuivre seul les aventures d’Astérix. À leurs yeux, il commettait une faute impardonnable.
En Belgique, Peyo, connu pour sa grande gentillesse, se retrouva rapidement entouré de “faux amis” auteurs qui n’hésitèrent pas à le solliciter financièrement, prétextant qu’il gagnait désormais des sommes colossales grâce aux Schtroumpfs. D’autres subirent des dépressions, rongés par la jalousie qu’ils ne voulaient pas admettre éprouver envers le succès de Peyo. Parfois, ce n’était même pas les auteurs jaloux eux-mêmes, mais leur épouse. L’aventure financière désastreuse de Franquin trouve là ses origines. Les faits existent et sont souvent repris dans les biographies des intéressés. Il suffit de savoir lire entre les lignes. Cette jalousie s’est dernièrement exprimée lors de la reprise de Gaston Lagaffe par un nouvel auteur en 2023. Devant les caméras, des “défenseurs” autoproclamés de l’œuvre de Franquin ont fait des appels au lynchage à peine déguisés contre le dessinateur Delaf, qui n’a pourtant fait que répondre positivement à une proposition de contrat de la part des ayants-droit.
Dans l’imagination de certains, ce contrat aurait dû être proposé à des “proches” de Franquin, comme s’ils détenaient un droit de propriété sur le personnage de Gaston. En coulisses, ce n’est pas tant la reprise en elle-même de Gaston qui posait problème, mais que celle-ci soit confiée à “un étranger de la famille” Franquin et non à un membre de leur cercle restreint.
Il ne faut pas oublier non plus l’acharnement historique de certains contre Hergé et son célèbre Tintin, qui prend racine dans la rivalité opposant le journal de Spirou et le journal de Tintin dès la création de ce dernier en 1946. Beaucoup de choses restent encore à écrire sur les manigances d’anciens collaborateurs durant l’Occupation, face à ceux qui avaient rejoint la Résistance comme Leblanc. Le dénigrement public n’est jamais gratuit et porte parfois ses origines bien loin de ce que le grand public est amené à croire.
Le métier de dessinateur de bandes dessinées est souvent un sacerdoce que l’on doit porter seul. Et cette profession, comme toutes les autres, est composée de personnes aux personnalités et comportements variés, positifs comme négatifs. Certains ont tendance à idéaliser les auteurs à succès au niveau de véritables saints, ce qui est totalement absurde. Une vie n’est jamais un long fleuve tranquille et linéaire. Et les sentiments humains comme la jalousie ou l’amertume peuvent rapidement ressurgir, même chez les plus grands noms.
Peyo, par sa très grande gentillesse naturelle, a toujours su renouer avec ses amis après une fâcherie passagère. Goscinny, de son côté, a toujours privilégié l’entourage aimant de sa famille et de quelques amis proches, se tenant à l’écart des querelles stériles. Parfois, le succès foudroyant d’un auteur peut l’isoler des autres, lorsque ce succès monte à la tête de son entourage rongé par la jalousie.