Critique d’un livre sur l’après-attentat de Charlie Hebdo
Voici un livre qui a fait peur aux dirigeants du journal Charlie Hebdo avant même son écriture. Pourquoi Marie Bordet et Laurent Telo veulent-ils écrire un livre sur un moment aussi traumatisant que fut l’après-attentat ? Selon certains, cela ne sert à rien : c’est soit simplement inopportun, soit motivé par du voyeurisme, ou simplement pour dire du mal. Dès que l’on aborde cette période, les crispations, à la limite de l’urticaire, jaillissent dans l’attitude de la direction.
Je vous invite vraiment à lire ce livre. Le texte n’est écrit ni en faveur d’un clan ni à charge de qui que ce soit. C’est un récit honnête qui met en lumière les interventions et les idées de tous ceux qui ont dû à la fois vivre l’horreur et se battre au même moment où ils devaient se reconstruire. La personnalité de Riss est bien entendu centrale. La question de l’argent est beaucoup moins importante pour certains et bien plus pour d’autres.
Reprenons les choses simplement. Le Charlie Hebdo d’avant l’attentat est moribond, presque en fin de vie. Charb et Riss en sont les propriétaires, car il ne faut pas l’oublier, Charlie est une entreprise. Ils sont endettés : l’un va mettre son appartement en hypothèque, l’autre faire le tour des banques et des bureaux ministériels pour avoir de l’aide. Ils aiment Charlie. Et le jour où deux déchets de l’humanité viennent jouir en tirant des balles sur des innocents sans défense, c’est un monde qui s’effondre. Charb, Georges Wolinski, Cabu… Pardon, les larmes sont déjà là, il m’est impossible de finir la liste.
Les survivants vont continuer le combat. C’est une manière de dire qu’ils sont toujours en vie. La France, le monde entier est Charlie. La relation entre la foule et le journal est émotionnelle. On pardonne tout. Et l’argent coule à flot, des millions. C’est là que la situation dégénère.
Avant la parution du journal “après-attentat”, il est bien précisé par la presse que les recettes des ventes iront aux victimes des attentats. Le journal Le Monde l’a écrit, et un des membres des survivants va même le dire en direct dans une émission sur Canal+. Pour la population, c’est acté, c’est officiel : en achetant un ou plusieurs numéros de Charlie, ils vont pouvoir aider financièrement les familles de Charlie mais aussi, entre autres, celle de Clarissa, la policière de Montrouge, victime qui a certainement sauvé de nombreuses jeunes vies…
Mais voilà. C’était avant de savoir que les tirages allaient exploser, avant de savoir que les coffres si vides allaient déborder de millions. La décision fut prise rapidement, le démenti aussi. Il n’a jamais été question de donner l’argent aux victimes, du moins pas sur la recette des ventes. Une somme d’argent sera bien remise, mais les millions vont rester dans le coffre de Charlie, qui appartient toujours, entre autres, à Riss…
Les survivants vont vouloir créer une association, faire un nouveau Charlie dans le mode du Canard Enchaîné, où les membres de l’équipe sont d’office actionnaires… Mais Riss dit non. Les survivants disent que le journal est à eux, que plusieurs sont morts et que d’autres sont blessés pour toujours, physiquement ou psychiquement. Les larmes et le sang ne donnent pas de droits. Riss ne partage pas et il en a le droit.
Alors l’équipe éclate, certains vont partir d’eux-mêmes. La direction essaie maladroitement de licencier. Le Charlie d’avant et d’après l’attentat n’existe plus. La raison du patron, du plus fort, a gagné face à des auteurs traumatisés et certainement un peu ingénus. Ils ont cru que ce qu’ils ont vécu collectivement pouvait leur donner le droit d’avoir un mot à dire dans la suite du journal. Cruelle désillusion. Alors on crie, on menace, on insulte, on accuse. Parfois à tort, parfois à raison.
Charlie, c’est comme Dallas. Finalement, un monde d’affaires impitoyable. Ce n’est pas de la faute de Riss, il a un journal à faire vivre. C’est la faute de l’émotion, de l’affection à présent perdue entre un peuple et la conviction qu’il faut rire de tout d’un journal. Le journal le plus aimé du monde devient le journal à qui on ne pardonne plus ses fautes. Il est impardonnable d’apprendre que des familles de victimes ont dû faire pression pour avoir de l’aide financière, il est impardonnable qu’une veuve ait pu se sentir volée au point qu’elle porte plainte, il est impardonnable que l’argent des ventes n’ait pas servi aux familles comme cela avait bien été écrit et dit par la presse. C’est quelque part similaire à de la promotion mensongère. Mais la faute n’est-elle pas du côté des médias qui ont contribué à faire la communication d’une chose qui finalement n’était évidente que pour eux et pas pour la direction du journal ?
Il paraît que l’on ne doit pas dire du mal des morts. Certains survivants ont vraiment cru que cet adage allait aussi s’appliquer pour eux. Les salauds eux aussi meurent, être survivant ne dispense pas d’avoir une attitude de salopard(e). Tout est dans le livre et non, on ne pardonne pas.
- Marie Bordet et Laurent Telo
- Fayard